Emojization, Deborah Enzmann, 2024


Cet ouvrage est le pendant anglais du travail de thèse de son autrice, soutenu à l’Hochschule für Gestaltung Offenbach am Main (Allemagne) et comme son nom le suggère, il s’intéresse au phénomène des emojis, et comment ils deviennent des outils pour la communication visuelle.

Un livre qui ne passe pas inaperçu

Si le livre orignal, Emojisierung, publié chez le même éditeur (en langue allemande), était relativement sobre par son aspect, cet ouvrage (en langue anglaise donc) est sur une ligne graphique bien plus expressive. Cela commence par sa couverture, qui certes est sur fond blanc, mais imprimé d’éléments vectoriels en quatre couleurs de fond, avec un verni sélectif sur l’ensemble des contours noirs. Si cela suffit déjà à attirer l’œil, les tranches du livre finissent d’enfoncer le clou puisqu’elles sont entièrement imprimées en utilisant le design général et les couleurs de la couverture pour former une phrase : « form becomes content », tout un programme donc.

La couverture d’Emojisierung – © Deborah Enzmann & Niggli
La couverture d’Emojization

À l’ouverture on remarque ensuite une planche de stickers, présentant un certain nombre d’emojis dans un design qui semble être la marque de son autrice – qui est également designer graphique – et que l’on retrouve également sur ses réseaux sociaux.

La planche de stickers accompagnant le livre

À l’intérieur, l’ouvrage suit la ligne directrice présentée sur la couverture, avec un usage intensif des quatre couleurs de base appliquées en aplats et une découpe de la grille de composition par des rectangles pour séparer les titres, les textes, les numéros de page, les images et leurs légendes. Si la chose peut paraitre un peu rigide, l’ensemble tient toutefois assez bien la route, la segmentation variant régulièrement, et étant amendée en certaines occasions par des éléments visuels qui viennent « recouvrir » cette grille. Des têtes de chapitre entièrement illustrées viennent enfin compléter l’ensemble du système graphique du livre.

Une double page
Une double page avec un élément s’affranchissant de la grille
Une tête de chapitre

À l’équilibre entre vulgarisation et science

L’ouvrage étant tiré d’une thèse mais vraisemblablement ciblé vers le grand public, on aurait pu s’attendre à une certaine forme de simplification de l’écriture et de son style mais ce n’est pourtant pas tout à fait le cas. En effet les notes de bas de page, les renvois vers les figures et vers la bibliographie en fin d’ouvrage sont assez nombreux, ce qui dénote assez avec l’aspect graphique de l’ouvrage, quant à lui très « pop ». Difficile de savoir ce qu’il en était de l’écrit de la thèse soutenue ou du livre original, mais comme son aspect graphique, le texte est très segmenté en chapitres et sous-chapitres, avec à chaque fois un rappel de ce qui y sera abordé. Si ces coupes stoppent régulièrement la lecture, elles permettent néanmoins de bien suivre la logique de construction du livre. La première partie revient assez logiquement sur l’histoire des emojis, leurs prémices et leurs évolutions, depuis des dessins dans des manuscrits en passant par un smiley dans France-Soir jusqu’à l’informatique et l’explosion que l’on connait actuellement. La seconde partie revient quant à elle sur le cœur du questionnement d’Enzmann, et notamment sur des enjeux sémiologiques liés aux emojis : stylisation, symbolique, rapport aux langues, aux écritures, etc., en se basant sur la triade icônes – symboles – indices de Peirce. La troisième et dernière partie est elle celle qui fait écho au sous-titre du livre : Visual Communication with Emojis, et montre via des cas d’étude les possibilités d’usage des emojis pour la communication graphique.

Très richement illustré, le livre propose régulièrement des pages entières d’emojis venant appuyer le texte, ce qui en fait en soit un livre de références graphiques viable pour les emojis mais également, dans une vue plus large, pour l’illustration en général, Enzmann défendant une vision élargie de la définition même d’emoji.

Une double page d’emojis

Quelques détails impromptus, une production trop rapide ?

Ce qui frappe en lisant le livre, c’est la présence relativement récurrente d’erreurs de microtypographie, notamment sur des doubles espaces, mais également le choix assez étonnant d’utiliser les guillemets chevrons dans une disposition allemande »ein Apfel«, alors que le texte est en anglais et que l’on attendrait donc plutôt “an apple”. À relever également un certain nombre de fautes d’orthographe. N’étant pas bilingue anglophone, il est probable que les fautes repérées ne soient que la partie immergée de l’iceberg, mais quoi qu’il en soit, si ces fautes en sont bien, c’est assez gênant. Dans un cas également, une phrase a été doublée dans le texte. Enfin, si le livre est bien sorti en 2024, le colophon indique un copyright en 2025. À croire que le livre a été produit un peu dans la hâte et n’a pas bénéficié d’une relecture suffisamment attentive.
Point possible de compréhension de ces grains de sable, une mention dans le colophon : « AI-based tools were used to translate and enhance the wording of the text » [des outils basés sur l’IA ont été utilisés pour traduire et améliorer la formulation du texte]. En l’état, cette utilisation d’IA ne devrait pas se substituer à une relecture humaine finale qui aurait vraisemblablement pu détecter et corriger tous ces soucis.


Pour celles et ceux qui veulent s’intéresser aux emojis, cet ouvrage est une bonne porte d’entrée avec beaucoup d’illustrations, de références, une histoire de l’emoji claire et, semble-t-il, assez exhaustive avec un angle de vue très orientée vers le design graphique, là où d’autres ouvrages comme The Emoji Code (Vyvyan Evans, 2017) et The Semiotics of Emojis (Marcel Danesi, 2017) étaient centrés avant tout sur leurs aspects sémiologiques. À lire donc.



Suite à un échange de messages, Deborah Enzmann a apportée quelques précisions sur des éléments du texte : tout d’abord, le choix des chevrons à la mode allemande est délibéré, pour des raisons esthétiques ; secondement, l’IA a été utilisée pour la traduction, avec un travail de relecture humaine ensuite.


  1. Emojization – Visual Communication with Emojis, Deborah Enzmann, Niggli, 2024
  2. Emojisierung – Eine historische und semiotische Studie zu Emojis, Niggli, 2023
  3. @deborahenzmann, Instagram (source)

Journal de thèse – administratif mon amour


Depuis peu, le 21 octobre 2024 pour être précis, je suis officiellement doctorant au sein du laboratoire PTAC de l’Université Rennes 2, sous la direction de Nicolas Thély et d’Anne-Lyse Renon.

Dans le cadre de ce travail je m’intéresse à la création typographique, et en particulier dans les cas où des typographes s’associent à des chercheurs pour penser et créer des systèmes typographiques spécialisés. À titre d’exemple, je peux citer le projet Typannot, qui travaille sur un système de transcription (et d’analyse) de la LSF. Cette relation typographes-chercheurs s’inscrit dans un contexte technique et normatif des caractères typographiques actuels qui sont des fichiers numériques, et par certains aspects, des logiciels, qu’il me semble bon d’analyser comme tels. Je dois donc explorer, comprendre et analyser une relation tripartite designers-chercheurs-normes.

Ainsi, le titre de cette thèse – qui est amené à changer – fait peut-être plus de sens après ces menues explications : « La typographie comme logiciel, une lecture de la création typographique contemporaine en recherche par le prisme des systèmes graphiques et techniques ».

Dossiers, papiers, formulaires : une expérience administrative formidable.

C’est un poncif de dire qu’en France, nous sommes assez « doués » pour l’administratif, et me concernant, la préparation de mon dossier d’inscription en thèse, sa validation et mon inscription définitive ont été un parcours peu agréable, c’est le cas de le dire. Petit tour d’horizon de mon expérience personnelle.

Le dossier de candidature m’a occupé tout l’été, en particulier sur la question du texte de présentation du projet. Ma première version était bien trop longue, et le gros du travail a été de synthétiser (in fine par une réécriture complète) pour que je puisse rentrer dans les clous de 8 pages pour le projet de thèse, une bibliographie sélective, un calendrier prévisionnel et un projet postdoctoral. À titre d’information, mon premier projet de thèse faisait 16 pages et ma bibliographie pas loin de 10. Mais ce n’était pas du travail inutile, cela m’a permis de poser beaucoup d’idées et d’organiser ma pensée, ce qui sera utile pour la suite, rien de négatif donc.

Dans le même temps il a fallu réunir un certain nombre de documents : copie du DNSEP, des relevés de notes associés, de ma carte d’identité, d’un contrat de travail ainsi qu’un CV ; mais aussi remplir un document envoyé par l’école doctorale reprenant des informations sur ma thèse, son encadrement souhaité, sur moi-même et mes formations précédentes. Pour le coup, un dossier assez classique, qui doit être signé par mes directeurs et l’école doctorale. Sauf que je n’avais jamais eu mes relevés de notes, j’ai donc dû contacter mon école pour qu’une des secrétaires me les envoie, ce qui n’a pas posé de réels soucis, mis à part une montée de stress inutile. Une fois ce dossier envoyé en temps et en heure (avant le 15 septembre), il a été validé une première fois par l’école doctorale (début octobre), et j’ai pu procéder à une inscription en temps que candidat doctorant, cette fois via la plateforme Amethis, dédiée au suivi des doctorats. Par le biais de formulaires séparés en 16 catégories, j’ai dû redonner mes informations personnelles, mes diplômes précédents, le nom de la thèse et mes encadrants, mon CV, la copie du DNSEP, ma carte d’identité, mon contrat de travail, l’attestation CVEC et signer la charte de l’école doctorale. On remarque déjà les doublons d’informations à fournir, ce qui est déjà assez pénible en soi, mais j’ai dû faire face à d’autres soucis, très bêtes, mais qui ajoutent à l’absurdité.

D’abord, l’école dans laquelle j’ai obtenu mon DNSEP n’était pas présente dans la liste déroulante, je ne pouvais donc pas valider le dossier. J’ai envoyé un mail à la personne responsable des dossiers, qui a passé le mot au service technique. Le service technique a résolu le souci, à donné l’information à la responsable qui m’a ensuite passé le mot, le tout très vite je dois dire. Sauf que non, le souci n’était pas réglé ! Il a fallu des échanges de mails et plusieurs jours pour que je puisse enfin valider ce point. Vient ensuite le CVEC (Contribution de vie étudiante et de campus), puisqu’en étant doctorant je repasse sous un statut d’étudiant. Pour cela il faut passer par un site dédié, payer, récupérer une attestation PDF et la charger dans Amethis. Mais évidemment je n’ai pas pu me connecter à mon compte étudiant puisqu’à l’époque je n’avais pas renseigné de numéro de téléphone, qui est obligatoire pour récupérer son compte, dont je n’avais plus le mot de passe, car je n’avais pas eu à le gérer depuis plusieurs années. Me voilà donc parti pour une demande d’aide via un formulaire un vendredi, l’attente d’un retour qui a été rapide, le lundi ou le mardi. J’ai alors pu payer, recevoir mon justificatif et le rentrer dans l’interface Amethis pour enfin envoyer mon dossier dûment complété. En soi, cela s’est étalé sur 2 semaines, et soyons honnêtes, les services d’aide ont été réactifs à chaque fois.

Le dossier a été validé par signatures successives, exactement comme pour le pré-dossier d’ailleurs, et j’ai reçu des mails de l’Université pour mon inscription et la validation d’un nouveau compte email, puisque oui, j’en ai un en tant que professeur vacataire, et un autre en tant que doctorant, et qui ne sont pas fusionnants. J’en suis donc à 7 comptes différents à l’heure actuelle : comptes liés aux écoles, comptes professionnels et comptes personnels, vive les clients email. En parallèle, me voilà ajouté à la plateforme STEP, qui permet de gérer les thèses en préparation et de modifier des informations concernant mon travail, si besoin, mais qui n’est pas intégrée à Amethis, pour une raison que j’ignore. Les informations ont été automatiquement remplies, je n’ai eu qu’à les valider, heureusement, et j’ai donc ma page dédiée sur le site theses.fr. En la regardant, il y a bien la mention de Nicolas Thély comme directeur, mais pas celle d’Anne-Lyse Renon comme co-directrice, et pour le moment, ce dossier est toujours en cours.

Au vu de tout cela, je me permettrai quelques remarques : pourquoi ne pas remplir le premier dossier directement sur Amethis, en mode candidat dans un premier temps ? Si la candidature est acceptée, ne pourrait-on pas basculer ensuite en mode inscription ? Si Amethis envoie les informations automatiquement à STEP, ne serait-ce pas plus facile de fusionner les deux services et d’avoir une gestion centralisée des éléments liés aux thèses ? Je ne sais pas pourquoi les choses sont faites ainsi, il y a peut-être des raisons valables, mais de mon point de vue externe, cela me semble plus lourd que nécessaire. À voir si j’arrive à trouver des réponses, peut-être lors de la journée d’accueil des doctorants qui aura lieu prochainement ? Affaire à suivre donc.

ZERRO, Yukimasa Matsuda, 2003


La découverte d’un livre que je ne peux pas lire

Tout cela commence par la visite – dans le cadre scolaire – de la 27e biennale de design graphique de Brno (République tchèque). Parmi les différentes expositions était présentée une salle, la Study Room où des personnes invitées pouvaient présenter un ouvrage de leur choix. Proposé par le graphiste Ian Lynam dans la section Visualizing Language, un livre a particulièrement attiré mon attention, puisqu’entièrement orange : couverture, jaquettes perforées et ouvragées (il y en a deux), tranche, ruban signet et tranche-file. Sur la couverture, tout est écrit en japonais, mis à part le titre du livre : ZERRO. C’est un format assez petit, 128 × 215 mm, mais épais comme un dictionnaire de poche avec ses 300 pages, sur un papier ma foi un peu trop épais à mon goût, que je ne peux certes pas lire, mais que je m’empresse tout de même de commander dès mon retour en France.

ZERRO, le livre
ZERRO, la jaquette interne et la 1re de couverture

Une collection de systèmes de signes

Si j’achète le livre alors que je ne sais pas lire le japonais, c’est que son contenu reste tout de même accessible. Après quelques maigres informations glanées çà et là, je comprends que son auteur, Yukimasa Matsuda, en plus d’être un graphiste qui fait beaucoup de visualisations de données et de livres (voir le Idea n° 349 qui lui est en partie consacré), est une sorte de collectionneur de systèmes graphiques.

Le livre est in fine sa collection éditorialisée. Le livre est divisé en chapitres dont je n’arrive pas à saisir la logique, tant les contenus ne me semblent pas toujours liés les uns aux autres : la notation musicale, l’alphabet arménien et les signes alchimiques sont dans le chapitre 9, alors que dans le chapitre 8 on trouve d’autres alphabets (ogham et runique) ainsi que les marques de maison en Europe. À l’échelle d’un système spécifique, les choses sont néanmoins plus claires, puisqu’à chaque fois une double page lui est consacrée : en page de gauche, un texte de présentation, et en page de droite, un spécimen des signes associés. Dans la plupart des cas le titre en chef est écrit en anglais, ce qui permet de comprendre l’origine et le type des systèmes présentés, et de faire quelques recherches complémentaires au besoin.

ZERRO, double page interne « symboles astrologiques »
ZERRO, double page interne « marques de ponctuation »

En termes de recherches complémentaires, il y a largement de quoi faire : systèmes d’écritures, signes ésotériques et alchimiques, codes et écritures secrètes, signes scientifiques, normes internationales pour des marquages divers, la sélection est tout à fait éclectique, et donne réellement une idée de la richesse de la production de signes à l’échelle mondiale, et plus particulièrement occidentale et asiatique.

From Morse codes that are no longer in use to vanished ancient alphabets, fictional codes, musical notes and Japanese punctuation marks, this is a catalogue of 121 types of such characters, numerals, symbols and ciphers from all ages and countries that I have collected thanks to their attractive and interesting shape[…]

[extrait de la page de présentation de l’ouvrage sur le site web de son auteur]

C’est, je pense, une sorte de bible ou de codex de signes pour tous les amateurs du genre, qui peuvent l’utiliser comme inspiration ou comme référence. Cet ouvrage a d’ailleurs servi de base à la création d’un second ouvrage du même auteur, rentrant plus en détail sur certains systèmes : AB+ (2020), que je ne possède pas, mais qui serait un bon ajout à ma bibliothèque. Il est également lié l’ouvrage et (2008), toujours du même auteur, qui revient sur l’histoire de 128 signes choisis, et qui lui aussi serait le bienvenu dans ma bibliothèque.

Pour les plus sensibles à la couleur, ou les complétionnistes, le livre est disponible en plusieurs variantes, ce qui est assez rare pour être signalé en plus d’être sans doute assez coûteux à la fabrication.

Une partie des variantes de couleur de l’ouvrage – © Ichiwakamaru

Étant très attiré moi-même par les systèmes de signes, ce livre s’est avéré être un déclencheur certain de mon projet de mémoire de DNSEP et possiblement bientôt d’un projet de recherche doctorale. Comme quoi, ne pas pouvoir lire un livre n’est pas forcément une mauvaise chose, et dans le cas qui nous intéresse, cela ajoute clairement au charme de l’ouvrage.


  1. ZERRO, Yukimasa Matsuda, Ichiwakamaru, 2006(2003)
  2. « ZERRO », Matzada Office / Ichiwakamaru, (source)
  3. « An illustrated guide design of yukimasa Matsuda », IDEA n° 349, 11/2011
  4. 27th Brno Biennal (catalogue), the Moravian Gallery, 2016

Les notes de Graphisme en France 2024


Il y a quelques semaines maintenant sortait le 30e numéro de Graphisme en France — revue annuelle publiée par le CNAP — mise en forme cette année par Louise Garric, et utilisant le caractère Pachinko d’Émilie Rigaud de A is for fonts.

Le caractère tire à priori son origine du travail de thèse (sur le point de se conclure) d’Émilie sur l’histoire de la typographie japonaise. En forme d’hommage à la culture nippone, il intègre des formes de caractères encadrés, rappelant les machines-jeu d’où sortent des boules contenant des prix. Le terme pachinko étant d’ailleurs emprunté au nom de machines de jeu japonaises typiques.
Dans le GeF, ces formes encadrées sont en particulier utilisées pour les légendes des images et les notes. C’est sur ce point que nous reviendrons.

11 ou 1 et 1 ?

En effet durant ma lecture j’ai été quelque peu arrêté par les appels de notes dont le nombre dépassait 9. Dans un tel cas en effet, l’appel est constitué de deux glyphes encadrés et juxtaposés. Si la chose parait assez banale, cette coupure entre les deux chiffres m’a fait plusieurs fois douter de la façon donc je devais les lire : j’avais tendance à lire séparément le premier chiffre avant de réaliser qu’il devait être associé au second. Il ne fallait pas lire le [1][1] « 1 et 1 », mais bien « 11 ».

Graphisme en France n°30 (détail extrait d’un scan)

Évidemment je m’y suis habitué, mais il n’empêche que cela a soulevé une petite réflexion sur des moyens de gérer d’une meilleure façon l’utilisation de ces glyphes pour les combinaisons de chiffres.

Le cas Ceremony

J’ai ainsi repensé au cas de caractère Ceremony, du Studio Joost Grootens, distribué par la fonderie Optimo. Le caractère, dédié initialement à la création de cartes et à la data-visualisation, intègre une pléthore de glyphes encadrés (dans des cercles, des carrés, et toutes sortes de polygones), aussi il m’a paru intéressant de voir comment il gérait la chose.
Et effectivement, le caractère va un peu plus loin en utilisant la fonctionnalité OpenType contextual alternates (calt), qui permet de substituer les doublons de chiffres comme [1]‍[1] par une forme [11], intégrant donc dans un même bloc les deux composants, ce qui me parait bien plus clair à la lecture.

Le caractère Ceremony (capture d’écran depuis le site de la fonderie Optimo)

Néanmoins je trouvais alors une nouvelle limite : au-delà de 99, la fusion des chiffres saute. Si l’on avait souhaité avoir par exemple [111], on a en fin de compte [11]‍[1]. Le problème ne se pose pas systématiquement à priori, mais il n’est pas non plus improbable d’avoir besoin de nombres encadrés supérieurs à 99, comment faire donc ?

Emprunter à l’écriture de l’arabe

Pour rappel, l’écriture des langues arabe, en plus d’aller de droite à gauche, a une particularité qui pourrait être très intéressante : les lettres ont des formes qui varient selon leur place dans le mot, qu’elles soient en début, au milieu ou en fin de celui-ci. Pour chaque lettre de cet alphabet (plus précisément de cet abjad), il y a donc possiblement 4 formes : isolée, initiale, médiale et finale. Ce besoin est évidemment intégré dans les fonctions OpenType dédiées, et permet aux locuteurs d’écrire de façon fluide les langues l’utilisant.

Les 4 variantes du caractère « ق » [Qāf] dans un mot et isolé (capture d’écran depuis Google Fonts du caractère Noto Sans Arabic)

Si l’on imagine transposer cette fonction de positionnement, on pourrait relativement facilement dessiner des glyphes permettant de créer des combinaisons sans limitation de taille, puisqu’OpenType s’occupera d’afficher les bonnes formes. Sans grand effort, on pourra avoir [1], [11], [111], etc.

Mettre les mains dans la pâte

Je m’y suis donc essayé, en me limitant à un seul glyphe (le 2) et en prenant comme point de départ le caractère Hanken Grotesk, et les résultats sont plutôt satisfaisants. À noter que cela se base sur l’interface de test de mon logiciel de création typographique (Glyphs), et pas en conditions réelles dans un éditeur de texte par exemple.

Les fonctions init, medi et fina, fonctionnent bien sur mon aperçu, et par acquit de conscience, j’ai également testé une version plus complexe de calt, qui reprend grosso modo l’idée des init-medi-fina, qui marche là aussi plutôt bien.

Capture d’écran montrant le premier test

Voici ce que cela donne en termes de code de fonctions dans le logiciel, on remarquera la simplicité du premier test, et la plus grande lourdeur du second :

# Pour init + medi + fina (ici regroupés mais normalement séparés en trois) :  
sub two by two.init;
sub two by two.medi;  
sub two by two.fina;  ​  

# Pour calt :  
@initial = [space];  
@final = [space period comma];  
@letter = [two two.deb two.mil two.fin];  ​  

@initForms = [two.deb];  
@mediForms = [two.mil];  
@finaForms = [two.fin];      ​  

sub @initial @letter' @letter by @initForms;  
sub @letter @letter' @letter by @mediForms;  
sub @letter @letter' by @finaForms;

Il y a toutefois un souci sur ce second essai : quand je suis en début de ligne, le remplacement de la forme isolée par la forme initiale n’est pas opéré, et en essayant de corriger la chose je crée de nouveaux problèmes. Je suis assez peu expert, et j’imagine qu’il existe un moyen de pallier ce problème simplement, mais au moins par ces deux essais je pense pouvoir montrer que la chose est faisable, et finalement assez aisée dans la mise en place de base. L’application à de nombreux glyphes peut néanmoins alourdir le travail car à priori il faut définir les glyphes à la main et générer le code pour les calt à la main également, là où pour init, medi et fina, le logiciel s’en charge très gracieusement pour vous.
Il n’y a plus qu’à, comme on dit.


  1. Graphisme en France, n° 30, CNAP, 2024 (source)
  2. Pachinko (caractère typographique), Émilie Rigaud, A is For, 2020 (source)
  3. Ceremony (caractère typographique), Studio Joost Grootens, Optimo, 2015 (source)
  4. « Alphabet arabe », Wikipedia (source)

Pax Cultura


Benjamin Brillaud, alias Nota Bene sur YouTube, recevait il y a peu sur sa chaine secondaire Anthony Zurawski, responsable du Groupe d’aide en cas de sinistre patrimonial (GASP). Dans le contexte de la discussion et sur l’histoire de la naissance de la sauvegarde du patrimoine est évoqué un artiste russe, sa Pax cultura et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, un signe pour la symboliser.

Le pacte de Roerich

Nicolas Roerich est un d’abord un peintre d’origine russe, théosophe, et grand voyageur. Ayant le souhait de voir le patrimoine culturel mieux protégé, en particulier en temps de guerre, il va esquisser un projet de traité international permettant de formaliser la chose, en se plaçant comme le pendant culturel de la Croix rouge. Ce projet aboutira en 1935, après diverses conférences, à la signature à Washington par les états de l’Union panaméricaine du Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, plus succinctement appelé Pacte Roerich. Notons que l’idée de la protection des biens culturels n’était pas nouvelle puisqu’elle avait déjà été esquissée dans plusieurs conventions de La Haye (1899, 1907, 1922).

Le pacte reste encore aujourd’hui valable pour les pays signataires, et se voit complété suite à la seconde guerre mondiale par la convention de La Haye de 1954 portant sur les mêmes problématiques, intégrant cette fois des pays du monde entier.

Un signe pour la paix culturelle

Tout comme la Croix rouge possède un signe d’identification, Roerich va proposer un symbole signifiant la protection du patrimoine, la Bannière de la paix, dont la description sera intégrée dans l’article 3 du pacte :

Pour désigner les monuments et institutions mentionnés à l’article premier, on pourra se servir d’un drapeau distinctif conforme au modèle annexé au présent traité (un cercle rouge renfermant une triple sphère, le tout sur fond blanc).

La Bannière de la paix — Wikimédia

Le symbole est très simple, et si le cercle externe agit comme une muraille de protection des sphères, la signification de ces dernières est à mon sens moins évidente. Le parallèle à la trinité religieuse est assez facile à faire et Roerich ne la nie pas puisque ces trois cercles sont en fait directement tirés d’une icône religieuse d’Andrei Rublev. Il en trouve également des traces dans d’autres cultures, instillant indirectement le caractère universel de ce signe, et donc sa pertinence. Après la diffusion de son symbole, il rapportera des interprétations autres que religieuses :

One says that it is the past, present and future united by the circle of eternity. Others explain it as a religion, knowledge and art in the circle of culture.
[On dit que c’est le passé, le présent et le futur unis dans le cercle de l’éternité. D’autres expliquent que ce sont la religion, le savoir et l’art dans le cercle de la culture.]

Vient ainsi l’idée que le patrimoine est quelque chose qui traverse et lie les cultures dans le temps et l’espace, une interprétation et des significations plus conformes, il me semble, aux idées à l’origine de la création de ce symbole.

La bannière, le bouclier et le sceau

En 1996 nait le Comité international du Bouclier bleu (CIBB), un organisme directement hérité de Pacte Roerich, spécialement dédié à la protection du patrimoine culturel et qui prend en compte cette fois, en plus des menaces militaires, les menaces naturelles. Là encore, et sans surprise au vu du nom de ce comité, un symbole va être adopté sous la forme d’un écu damé de bleu et de blanc.

Le Bouclier bleu — Wikimédia

Entre la bannière de la paix qui m’évoque un kamon, le Bouclier bleu qui mène tout droit à l’héraldique européenne, on retourne là à une tradition très riche de l’identification par le signe graphique, ce qui est tout à fait cohérent dans les cas qui nous intéressent puisque ces deux signes doivent être apposés sur les lieux dont on requiert qu’ils soient épargnés et protégés des aléas. Ils intègrent ainsi une même maison, celle du patrimoine. D’ailleurs l’emblème du patrimoine mondial de l’UNESCO, dessiné par Michel Olyff et que je serai tenté de qualifier de sceau au vu de sa forme, et adopté par la Convention du patrimoine en 1978, est également à relever.

L’emblème du patrimoine mondial — Wikimédia

Évoquons enfin sur un plan plus local d’autres signes normés attachés au patrimoine en France, et que nous avons tous déjà rencontré : site classé, label musée de France ou encore monument historique, pour lequel vous trouverez d’ailleurs la charte graphique en format PDF ici.

Pour conclure, et en m’appuyant sans doute maladroitement sur mon Que sais-je ? dédié au blason, oserai-je proposer un « blason de la maison du patrimoine » reprenant la Bannière de la Paix, à savoir d’argent au cercle filé de gueule chargé de trois tourteaux de même.


  1. « Une force d’intervention pour protéger le patrimoine — Entretien avec Anthony Zurawski », Nota Bonus (chaine YouTube), 07/06/2024 (source)
  2. « Pacte Roerich », Wikipédia (source)
  3. « Roerich Pact », Wikipédia (source)
  4. « Nicolas Roerich », Wikipédia (source)
  5. « Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, (Pacte Roerich). Washington, 15 avril 1935 », Comité international de la Croix rouge (source)
  6. « Banner of peace », Wikipédia (source)
  7. « Comité international du Bouclier bleu », Wikipédia (source)
  8. Blue shield International, theblueshield.org
  9. « L’emblème du patrimoine mondial », UNESCO (source)
  10. Le blason (7e édition), Geneviève d’Harcourt & Georges Durivault, Que sais-je ?, PUF, 1982(1949)